M. Mahé de La Bourdonnais vient de mourir à Londres et emporte avec lui une des supériorités de la France sur les autres peuples; supériorité réelle qui subsistait depuis cent ans, et qu'avaient successivement maintenue éclatante et incontestable Philidor, Deschapelles, enfin La Bourdonnais. Elle nous resta fidèle après la défaite de nos armes, et l'ennemi qui dégradait nos monuments, qui pillait nos musées et nos bibliothèques, et nous enlevait tout ce que le monde savant et artistique nous enviait, ne put, aux mauvais jours de notre histoire, nous ravir le sceptre de l'Echiquier. Ce sceptre glorieux et moins futile qu'on ne le croit généralement, resta dans nos mains malgré la chute de le monarchie. De Louis XV à Louis-Philippe, il n'y a pas eu pour lui de révolution, et les bouleversements de la société n'ont pu dédorer ses armoiries.
Nous savons que, pour les esprits étroits et tous positifs, les échecs ne sont qu'un jeu, sans application pratique à rien d'utile et de solide; mais il n'en est pas moins un signe d'intelligence, une faculté libérale, et d'ailleurs sa supériorité est ici tellement mathématique, mesurée à une thermomètre si exact, que cette vérité reconnue doit être comptée pour quelque chose. Les divers peuples discutent et controversent sur le mérite de leurs artistes et de leurs écrivains; en ce qui touche les sciences, on n'est même pas toujours d'accord : sur les échecs, au contraire, l'amour-propre le cède à la bonne foi, et, dans cette langue de l'échiquier qui est commune à toutes les nations, le plus grand est élevé sur le pavois, quel que soit l'idiome qu'il parle, et nul dissident ne protest contre son élévation.
Au sortir du collégé, La Bourdonnais fut entrainé par hasard au café de la Régence, et sa vocation fut aussitôt fixée. Assez peu porté aux sciences mathématiques, qui avaient été la partie la moins heureuse de ses études, il se sentait épris d'enthousiasme pour un jeu dont le calcul est la base. Explique qui voudra cette bizarrie; je me borne à constater le fait. Il était entré au café de la Régence sans savoir la place qu'occupe le roi, sans connaitre la marche d'un pion, et avant trois ans il avait battu les joueurs les plus habiles, sans épargner les vétérans qui avaient combattu avec Philidor. Parvenu à la grande force, il eut le bonheur d'inspirer de l'intérèt à M. Deschapelles, justement renommé comme le successeur de Philidor : M. Deschapelles avait été salué de ce titre mérité lorsque, attaché aux armes impériales, il entrait avec elles dans les diverses capitales de l'Europe.
Le lendemain des batailles d'Iéna et de Wagram, M. Deschapelles offrait aux Prussiens et aux Autrichiens une revanche sur l'échiquier, dans laquelle il les traitait moins inhumainement sans doute, mais tout aussi victorieusement que Napoléon. C'est cet homme supérieur qui se chargea de retirer La Bourdonnais de la foule des bons amateurs qui pullulaient à cette époque. Il sembla lui dire, en l'admettant à sa partie : "Je vais prendre ma retraite, mais je ne veux quitter la carrière qu'en laissant un successeur, et c'est vous qui serez ce successeur et cet héritier." Après avoir joué deux ans à pion et deux traits, et jamais à un avantage moindre avec La Bourdonnais, M. Deschapelles lui abandonna le sceptre. Vingt années se sont écoulées.
Le phare allumé vient de s'éteindre. La France aujourd'hui est retombée l'égale des autres nations; et comme on ne peut acquérir qu'en jouant avec plus fort que soi, M. Deschapelles peut seul lui rendre la palme. Qu'il sorte de sa retraite pour doter une seconde fois son pays. Ambition louable qui vaut bien le repos, surtout lorsque les qualités intellectuelles sont encore dans leur toute-puissance! Il ne sera pas sourd à la voix qui lui crie : "Vous ne vous appartenez plus,"
...Et vous devez Achille à l'univers.
La Bourdonnais n'était pourtant qu'un joueur d'instinct et de pratique, lorsqu'il fut à Londres avec le fameux Mac-Donel, gloire de l'Angleterre et puissante organisation enlevée à la fleur de l'âge aux échecs, qu'il était très-certainement appelé à pousser plus loin qu'aucun de ses devanciers : c'est auprès de lui que La Bourdonnais devait puiser l'érudition; qu'il devait sentir le besoin de s'éclairer de tous les matériaux amassés par les siècles. Il étudia à fond les auteurs anciens de tous les pays, traduits en anglais par le savant Lewis, et depuis ce moment devint une bibliothèque vivante des cinquante volumes qui ont été écrits en Europe sur les échecs. Tous les coups possibles, avec leurs innombrables variantes, se classaient méthodiquement dans son vaste cerveau comme dans le bel ouvrage de M. Alexandre, et cette netteté, cette exactitude encyclopédique complétèrent La Bourdonnais, et ne lui laissèrent rien ignorer de ce qui avait fait la gloire et la force de toutes les générations de grands joueurs d'échecs.
La Bourdonnais, qui était né en 1795, l'année même de la mort de Philidor, est allé comme lui mourir à Londres, dans un état voisin de la pauvreté. Il a eu ces deux derniers rapports avec Philidor, dont il n'avait probablement rêvé que la célébrité. Mais il semble que la misèrer soit le lot finale des illustrations de l'échiquier; les pertes récentes qui viennent de nous frapper coup sur coup en sont un triste témoinage : c'est à effrayer et à faire reculer ceux qui ambitionnerait un pareil théâtre.
Les Anglais, qui avaient attiré mourant notre compatriote, n'ont pas voulu qu'il passât sur un grabat les dernières heures de son existence. Ils se rappelaient le grenier de Philidor, et on ont fait descendre La Bourdonnais pour lui accorder une sépultre digne de lui et de la nation à laquelle il avait consacré ses dernières parties. Grâces leur en soient rendues, et elles seraient mieux senties de notre part s'ils n'avaient pas gâté le bienfait en le proclamant avec un eclat et dans les termes tels qu'ils semblaient accusateurs pour la patrie du grand homme. Que peut-on nous reprocher en effet si l'esprit si profond de La Bourdonnais, si cette intelligence si sûre pour débrouiller les calculs et les mystères de l'échiquier, n'appliquait aucune de ses facultés à l'administration de sa fortune particulière? Cependant la société qui le rechercha durant toute sa vie fut toujours sa tributaire aussi généreuse pour lui qu'elle était sincère dans son admiration; nous souhaitons aux hommes supérieurs de tous les pays un entourage aussi sympathique.
Notre gouvernement lui-même s'est associé aux preuves d'intérêt que recevait en France de roi des échecs. A cette occasion, nous devons publier sa conduite envers La Bourdonnais. Par intermédiare et sur la recommandation de M. Mignet, qui appartient aussi bien à l'Académie des échecs qu'à l'Académie francaise et à celle des sciences morales et politiques, La Bourdonnais venait d'être inscrit sur les fonds de secours aux hommes de lettres, et sa pension allait être régularisée. La mort ne lui a laissé que le temps de toucher un premier quartier. La Bourdonnais, pensionné, ne peut donner prise à la critique; joueur d'échecs, il fit quelque chose pour l'illustration de son pays; mais il fut aussi écrivain et publiciste; nous lui devons l'Histoire de la vie de Mahé de La Bourdonnais, gouverneur de l'Ile-de-France, qui est une oeuvre aussi méritoire que filiale; le présent Traité deu jeu des échecs, et la publication mensuelle pendant plusieurs années du Palamède, revue conscrée aux échecs.
Malgré le changement de nationalité de l'Ile-de-France, le souvenir de son respectable gouverneur y est demeuré si vénéré, que le titre seul de son petit-fils à suffi pour y exciter l'intérêt; et pendant que celui-ci jouait aux échecs pour gagner sa vie, une souscription s'organisait dans l'ancienne colonie française. Ce n'est pas la faute des bienfaiteurs si l'offrande ne peut être déposée que sur une tombe.
La société d'Echecs de Paris, émue de la perte immense qui la menaçait, a senti le besoin de resserrer ses rangs et de puiser de nouvelles forces dans une union plus intime. Un club adjoint au café de la Régence va grouper toutes les célébrités. Depuis trois ans, que de vides parmi elles! Mouret, Boncourt, et La Bourdonnais enfin, notre chef à tous, nous laissent avec des réputations naissantees, mais qui peuvent devenir radieuses, chargés de tout le fardeau de notre vieille gloire européenne:
Soldats sous Alexandre, et rois après sa mort.
quelle responsabilité et quelle tâche!
Nous ne craignons certes pas une lutte défensive, et depuis longtemps nos fortifications sont prêtes de ce côté, mais il ne nous appartient plus d'aller chez les autres implanter nos aigles. Le Napoléon de l'échiquier, moins heureux aujourd'hui que le héros d'Austerlitz, repose sur la terre étrangère, et quoiqu'il ait écrit et beaucoup joué sous nos yeux, il a presque tout emporté avec lui.
Philidor fut le premier qui imagina les parties sans voir l'échiquier, dont on doutait encore quand La Bourdonnais a renouvelé cette espèce de miracle. Ce sont des exercises si prodigieux, qu'on s'en rend à peine compte, même en y assistant. Je crois que plus on est habile, et plus parait incroyable cette faculté de faire mouvoir sans confusion 32 pièces sur 64 cases qu'on n'a pas sous les yeux. Philidor, dit-on, fit ainsi simultanément trois parties à Londres.
Nous avons vu, nous, La Bourdonnais en jouer deux à la fois contre de forts adversaires, et les gagner. Il en fit aussi une avec Boncourt, joueur auquel il ne pouvait donner que pion et trait, et cette partie, fort remarquable, fut remise. On peut en conclure que de voir à ne pas voir il n'y avait dans le jeu de La Bourdonnais que la différence de pion et trait. C'est bien la peine de voir quand on a tant de netteté et de précision dans la memoire!...
Diderot avait écrit, à propos de ces parties, qu'il ne croyait pas qu'un cerveau pût résister à un semblable travail. C'est à Philidor que s'appliquait l'observation du philosophe, et c'est La Bourdonnais qui devait justifier la prédiction. M. Deschapelles avait engagé les amis de La Bourdonnais à lui conseiller de ne pas faire abus de cet exercice; mais, aussi malheureux que Cassandre, on ne les crut pas. Trois coups de sang, dont fut atteint très-peu de jours après le pauvre M. La Bourdonnais, démontrèrent la sagesse de ces avis. L'hydropisie fut la suite de ces atteintes au cerveau. Il fut alors condamné par les médecins, et c'est à leur grand étonnement qu'il vécut encore si longtemps et subit quatre fois la ponction. Qu'il était encore extraordinaire de voir ce corps affaissé et tout difforme, cette figure amaigrie au regard terne et souffrant, tout cet être, en un mot, annonçant une désorganisation complète, conservant pour les échecs seulement la plénitude de ses facultés morales! Mort pour tout le reste, il était encore le terrible, le puissant joûteur faisant les mêmes avantages, et paraissant n'avoir conservé son intelligence et sa mémoire que pour cet unique champ de bataille. La destruction semblait hésiter à attaquer une spécialité si brillante, et en lui le talent devait mourir le dernier.
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Forward to 'Nouveau Traité du Jeu d'Echecs' (1842) par L.-C. de La Bourdonnais; author unknown.